samedi 18 octobre 2014

autodictée - lecture




Alphonse Daudet, né à Nîmes dans le département du Gard le 13 mai 1840 et mort à Paris le 16 décembre 1897 (à 57 ans), est un écrivain et auteur dramatique français.
Auteur des Lettres de mon moulin





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*A l'Espère (à l'affût).
   L'espère! quel joli nom pour désigner l'affût, l'attente du chasseur embusqué, et ces heures indécises où tout attend, espère, hésite entre le jour et la nuit. L'affût du matin un peu avant le lever du soleil, l'affût du soir au crépuscule. C'est ce dernier que je préfère, surtout dans ces pays marécageux où l'eau des clairs garde si longtemps la lumière ...
  Quelquefois on tient l'affût dans le negochin , un tout petit bateau sans quille, étroit roulant au moindre mouvement. Abrité par les roseaux, le chasseur guette les canards du fond de sa barque, que dépassent seulement la visière d'une casquette, le canon du fusil et la tête du chien flairant le vent, happant les moustiques, ou bien de ses grosses pattes étendues penchant tout le bateau d'un côté et le remplissant d'eau. Cet affût-là est trop compliqué pour mon expérience.
  Aussi, le plus souvent, je vais à l'espère à pied, barbotant en plein marécage avec d'énormes bottes taillées dans toute la longueur du cuir. Je marche lentement, prudemment, de peur de m'envaser. J'écarte les roseaux pleins d'odeurs saumâtres et de sauts de grenouilles...
  Enfin, voici un îlot de tamaris, un coin de terre sèche où je m'installe. Le garde, pour me faire honneur, a laissé son chien avec moi; un énorme chien des Pyrénées à grande toison blanche, chasseur et pêcheur de premier ordre, et don t la présence ne laisse pas que de m'intimider un peu. Quand une poule d'eau passe à ma portée, il a une certaine façon ironique de me regarder en rejetant en arrière, d'un coup de tête à l'artiste, deux longues oreilles flasques qui lui pendent dans les yeux; puis des poses à l'arrêt, des frétillements de queue, toute une mimique d'impatience pour me dire :
  "Tire... tire donc!"
  Je tire, je manque. Alors allongé de tout son corps, il bâille et s'étire d'un air las , découragé, et insolent...
  Et bien, oui, j'en conviens, je suis un mauvais chasseur. L'affût, pour moi, c'est l'heure qui tombe, la lumière diminuée, réfugiée dans l'eau, les étangs qui luisent, polissant jusqu'au ton de l'argent fin la teinte grise du ciel assombri. J'aime cette odeur d'eau, ce frôlement mystérieux des insectes dans les roseaux, ce petit murmure des longues feuilles qui frissonnent. De temps en temps, une note triste passe et roule dans le ciel comme un ronflement de conque marine. C'est le butor qui plonge au fond de l'eau son bec immense d'osieau-pêcheur et souffle ... rrououou! Des vols de grues filent sur ma tête. J'entends le froissement des plumes, l'ébouriffement du duvet dans l'air vif et juqu'au craquement de la petite armature surmenée.Puis, plus rien. C'est la nuit, la nuit profonde, avec un peu de jour resté sur l'eau ...
  Tout à coup, j'éprouve un tressaillement, une espèce de gêne nerveuse, comme si j'avais quelqu'un derrière moi. Je me retroune, et j'aperçois le compagnon de belles nuits, la lune, une large lune d'abord très sensible, et se ralentissant à mesure qu'elle s'éloigne de l'horizon.
  Déjà un premier rayon est distinct près de moi, puis un autre un peu plus loin... Maintenant tout le marécage est allumé. La moindre touffe d'herbe a son ombre. L'affût est fini, les oiseaux nous voient : il faut rentrer. On marche au milieu d'une innondation de lumière bleue, légère, poussiéreuse; et chacun de nos pas dans les clairs, dans les roubines, y remue des tas d'étoiles tombées et des rayons de lune qui traversent l'eau jusqu'au fond.